Everyday pédaler is very important for the glaciers not to melt (a.k.a. P’tit Névé) est un travail pluriel et mouvant, qui s’intéresse aux glaciers alpins, à leur rôle dans les écosystèmes, à leur préservation et au regard que nous, humains, leur portons.

Il est pensé comme une tentative d’art d’attitude durable, action dont la forme se rapproche d’une performance au long court, ayant comme intention d’éprouver l’art au travers de la vie. Projet dont le processus même fait œuvre —fait « histoire », qui veut penser une pratique incluse dans le quotidien et dont l’intérêt artistique se trouve à tout moment de sa création : conception, réalisation, partage…

Les articles ci-contre, du plus récent au plus ancien, témoignent de ce travail en MOUVEMENT.

MES AUTRES TRAVAUX

@malolmao__

Cagnotte participative

P’tit manifeste tendu

02.10.2023

Texte envoyé à benjamin, qui m’a demandé de raconter l’influence de notre voyage à vélo en août 2020 sur ma pratique actuelle.

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On pourrait dire : le déplacement c’est l’action que je réalise sur mon vélo lorsque je voyage de Lyon aux Pays-Bas. Oui et non, car il y a un deuxième déplacement. C’est celui-là dont je veux tenter de tracer les contours ici. Ce voyage est gravé dans ma mémoire. J’en retiens les longues lignes droites des bords de Loire, la première boutique dans laquelle j’ai demandé des fruits passés, les nuits en tente sur le sable des plages de Belgique, la pluie, le vent, les amours et désamours. C’était l’été 2020 et nous venions de sortir de confinement. Sortis de la cage dorée. Ce voyage m’a fait l’effet d’un tel souffle de liberté que je ne parviens toujours pas à réaliser que la pandémie était à l’époque encore si proche. Un an auparavant, j’avais pour la première fois en sept ou huit ans acheté un vélo pour parcourir Limoges et ses collines. Un vieux Peugeot jaune poussin, bien trop petit pour moi. Je raconte ça car il est important de comprendre que je n’accordais que peu d’importance au vélo —la pratique comme l’objet, à ce moment de ma vie. Ce vélo mal entretenu, je l’ai remisé chez mes parents et j’en ai acheté un autre sur leboncoin, provenant du garage d’une grand-mère récemment décédée. Un VTC femme, qui roulait sans trop rechigner. Il a finalement parcouru 2000 km, de Lyon à l’île de Zeeland. Bel hommage… Voilà pour le contexte. Concernant le voyage, mon voyage, il s’est déroulé en trois étapes. J’ai d’abord roulé seul. Suivant la véloroute qui traverse l’Europe d’Est en Ouest, j’ai longé la Loire de Decize à Nantes. Neuf jours : 90 km fois neuf. Rouler, trouver à manger, manger, rouler. Rouler, trouver un endroit pour déplier la tente, s’arrêter, attendre la tombée de la nuit. Monter la tente, s’endormir l’esprit agité. Je n’avais jamais voyagé seul auparavant. Pourtant, quelque chose manquait. Trop de contrôle. De ma part, une irrémédiable méfiance envers le monde. Celle-là qui me rattrape dans les moments de doutes et d’inconfort. Celle-là qui m’empêche d’aller vers les autres, de faire des rencontres, de profiter de ce que l’inconnu peut offrir. Inspirés par des récits d’aventures de ce genre, nous avons décidé, avec Benjamin, de voyager sans argent. Ce n’était pas par nécessité. Je transportais mon portefeuille avec moi. C’était un geste purement performatif. Ancré dans le réel. C’était une posture. Une façon pour moi de monter sur un fil et de mettre tout mon être en équilibre. Débutant cette action seul, avant nos retrouvailles à Nantes, je passais dans les épiceries et les boulangeries pour demander le pain de la veille, les produits sur le point d’être jetés. La plupart du temps, j’étais reçu avec générosité. Ces courts moments de rencontre atypique ouvraient parfois la voie à la conversation. Je ressortais avec une baguette un peu dure, une ou deux pêches juteuses ou une salade composée en date courte. J’en étais très heureux. La deuxième partie du voyage a commencé à Nantes, lorsque j’ai retrouvé Benjamin et ses amis. Nous avons voyagé deux jours tous ensemble jusqu’à Rennes et avons continué notre chemin, à deux, sur les côtes normandes. Durant cette semaine, nous n’avons vécu que des aliments que voulaient bien nous offrir les petits commerçants locaux, ainsi que de quelques larcins dans une ou deux grandes surfaces — ou bien n’était-ce qu’à partir de notre arrivée à Dunkerque. Quoi qu’il en soit, je comprends maintenant à quel point cette expérience a impacté ma façon d’envisager le voyage et, ultimement a défini les contours de ma pratique artistique actuelle. Envisager la performance comme une action hors-les-murs, inspirée des happenings d’Allan Kaprow ou des vidéos de Francis Alÿs à Mexico ou Jérusalem, c’était déjà dans un coin de ma tête. Penser des gestes performatifs comme supports de création pour un travail photographique, textuel ou vidéo, je l’avais déjà fait. Ce que j’ai découvert au cours de ce voyage, c’est la posture. Stance. C’est ce deuxième déplacement. Ce déplacement non pas géographique, mais conceptuel : la mise en tension du corps et de l’esprit. Être en « tension », c’est être en déplacement. Ce n’est pas un état. C’est un mouvement. Une balle qui rebondit, dans un sens ou dans tous les sens. Qui n’est pas au repos, quoi. Ces moments de collecte incertaine, ces souvenirs de poulet, de chocolat Milka et de salades composées à -50 %, ils restent avec moi. Mais ce que je porte tous les jours depuis ce voyage, c’est cette mise en tension. Tous les jours, car elle ne m’a plus quitté. Elle a infiltré mon quotidien. Je l’ai intégrée à ma pratique. J’en ai fait la condition de départ de tout geste performatif. Je me suis même efforcé à ne pas perdre tout aspect « visuel » dans mon travail artistique, car il m’a paru à un moment donné que la force de cet instant, de ce temps-tendu, prenait tout à fait le pas sur toute autre production formelle. Parce que cette mise en tension est pour moi déjà la création de quelque chose, l’ouverture d’une « phase », le tissage d’un fil. J’ai hésité à de nombreuses reprises à me consacrer uniquement à en faire l’expérience, sans ressentir le besoin de la documenter, de la partager. Mais je n’ai pas encore sauté le pas. Et peut-être ne le ferai-je pas. Peu après ce voyage, durant le travail de recherche mené au cours de mon master, c’est d’abord l’écriture qui m’a permis de garder une trace de mes travaux. Puis, le film et la photographie. Mais ces différents médiums avaient, dès lors, le statut de documents, et je les envisageaient comme tels. Je crois que j’ai conservé le besoin de partager ces instants. S’ils n’avaient pas été archivés, rien dans leur sens et leur force n’aurait été amputé, mais ils n’auraient profité qu’à moi. En cela, je réfléchis d’abord la mise en tension comme une ouverture sur le monde. Dans le cadre de ma pratique, c’est même bien souvent une expérience d’engagement. Engagement territorial. Engagement écologique. Engagement humain. Le prolongement de cet engagement consiste à partager le récit de ces territoires traversés, des problématiques écologiques qui les habitent et des personnes rencontrées sur la route. Au final, le déplacement géographique et physique, celui qui se rapporte directement au voyage, aurait pu tout à fait disparaître, laissant place à cette mise en tension. Et pourtant, il a lui aussi infusé ma pratique. Il a donné du sens à mon activité d’artiste confiturier, lorsque je sillonnais le Limousin sur mon vélo à la rencontre des producteurs de fruits, d’étiquettes et de confiture. Il a été partie prenante du scénario de Justice Wheel. Il est encore une fois au cœur du travail que je mène aujourd’hui : P’tit Névé ou Everyday, pédaler is very important for the glacier not to melt : longue série de voyages durant lesquels je relie les massifs alpins à vélo et à pied, transportant avec moi des fragments de glaces pour les déplacer d’un glacier à un autre. À travers les voyages, c’est aussi mon corps qui intègre une posture singulière. À travers l’effort, la sueur, le ressenti des reliefs et des saisons, c’est aussi physiquement que j’éprouve cette question du déplacement. Pour aller plus loin au sujet de mon rapport à la création, j’ajouterais que celui-ci est en fait resté intimement sensible. J’ai parfois tendance à penser qu’il a pris un virage froid, logique voir didactique. Mais non, en fait. Il est toujours aussi imprégné de ce qui fait le domaine du sensible : bruine d’émotions, de sensations, de micro-tensions. Affleurement entre le physique et l’invisible. Me jeter à corps perdu dans ces situations absurdes, futiles ou loufoques, M’abandonner aux drôles de missions que je m’impose d’accomplir et choisir de partager ces expériences, c’est partager d’innombrables moments de doute, de souffrance, de difficultés à surmonter. C’est transmettre une myriade d’émotions, au travers de récits parfois lents, parfois à fond la caisse, se rejoignant dans un flottement toujours incertain, et pourtant parcouru d’une détermination aveuglante. Encore une fois, ce travail sur le corps, je l’avais amorcé durant mes premières années à Limoges, inspiré des mouvements du Gutaï à celui des actionnistes viennois, en passant par les performances de Marina Abramović et Ulay ou les gestes de Ben. Avec Benjamin, nous avions réalisé plusieurs performances, explorant notre rapport au corps jusque dans ses retranchements, notamment au cours de l’une d’entre elles, Exhaust. À cette occasion, nous avions fait le choix de tout épuiser par le corps et d’épuiser le corps par tout, de façonner l’espace et le temps performatifs par nos mouvements de plus en plus lancinants, à mesure que l’alcool, la fatigue, l’ennui s’infiltraient dans nos corps. L’épuisement comme fatigue. Mais aussi comme approfondissement, comme extraction de l’essence du geste. Le déplacement comme itinérance. Mais aussi comme décalage, comme pas de côté, comme saut en dehors de soi-même. En cela, ce voyage à l’été 2020, de Lyon aux Pays-Bas, seul puis aux côtés de Benjamin, a participé à faire de ma pratique actuelle ce qu’elle est aujourd’hui.

malo pour Benjamin